Introduction : Une histoire qui vous dépasse
Vous arrive-t-il de vous sentir bloqué(e) par des schémas répétitifs, de porter une tristesse ou une angoisse dont vous ne comprenez pas l’origine ? Avez-vous parfois l’impression qu’une partie de votre histoire vous échappe, comme si vous suiviez un scénario écrit par quelqu’un d’autre ?
Une sagesse ancienne, tirée de la Bible, illustre parfaitement ce sentiment : « Les pères ont mangé des raisins verts et les enfants ont eu les dents agacées. » Cette phrase millénaire met en lumière une vérité profonde que la psychologie moderne a redécouverte : les actions, les épreuves et les silences de nos ancêtres peuvent avoir des répercussions concrètes sur nos propres vies.
Ce guide a pour objectif de vous expliquer, simplement et avec bienveillance, ce qu’est la transmission transgénérationnelle. Nous explorerons ensemble comment les traumatismes non résolus, les secrets gardés et les deuils inachevés de nos aïeux peuvent se manifester, parfois de manière surprenante, dans notre présent. Loin d’être une fatalité, comprendre ces liens est le premier pas vers une libération et la possibilité de vivre pleinement votre propre histoire.
Pour commencer ce chemin de conscience, il est essentiel de d’abord comprendre le mécanisme au cœur de cet héritage : la transmission transgénérationnelle elle-même.
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1. Qu’est-ce que la transmission transgénérationnelle ?
La transmission transgénérationnelle est le processus par lequel nous héritons de nos ancêtres bien plus qu’un patrimoine génétique ou matériel. Nous héritons également de leurs histoires, de leurs traumatismes non « digérés », de leurs secrets et de leurs tâches inachevées. C’est un bagage psychique et émotionnel qui se transmet, souvent à notre insu, de génération en génération.
Ce phénomène repose sur un concept clé : la « loyauté invisible ». Par fidélité inconsciente à un ancêtre qui a souffert, un descendant peut, sans le savoir, répéter un destin, une maladie ou un schéma d’échec. Cette répétition n’est pas une simple copie, mais une tentative symbolique et maladroite de l’inconscient familial de « réparer » une ancienne blessure ou de résoudre une injustice passée. En rejouant le drame, le descendant cherche inconsciemment à rendre hommage à la souffrance de l’aïeul et à lui offrir, symboliquement, une autre fin.
Une analogie utile pour visualiser ce processus est celle du « cours d’eau familial » : la vie s’écoule de génération en génération comme une rivière. Un événement douloureux, honteux ou traumatisant agit comme un obstacle — un rocher, un barrage — qui perturbe l’écoulement paisible du flux. Tant que cet obstacle n’est pas identifié et levé, l’eau continuera de contourner, de stagner ou de déborder, affectant le parcours des générations suivantes.
Comprendre ce principe permet de réaliser que certaines de nos difficultés ne sont pas forcément le fruit de nos seuls choix ou échecs personnels. Mais alors, comment ces héritages se manifestent-ils concrètement dans nos vies ?
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2. Comment le passé « parle » à travers nous ? Les manifestations concrètes
Ce qui n’a pas pu être verbalisé par nos ancêtres, parce que trop douloureux ou indicible, trouve souvent d’autres chemins pour se manifester. Comme le dit l’adage en psychogénéalogie : « Ce qui n’a pas pu s’exprimer en mots s’imprime et s’exprime par des maux. » Ces « maux » peuvent prendre différentes formes.
2.1. Les Maux du Corps : Quand le corps devient le langage de l’histoire
Le corps peut devenir le porte-parole de la souffrance de nos ancêtres. C’est ce qu’on appelle la somatisation : l’expression d’émotions non dites ou de traumatismes cachés par le biais de troubles physiques bien réels, pour lesquels la médecine ne trouve parfois aucune cause organique.
Voici deux exemples concrets qui illustrent ce phénomène :
- Les troubles digestifs : Des problèmes comme la constipation chronique ou la colopathie fonctionnelle (côlon irritable) peuvent être liés à un abus sexuel non dit, subi par un parent ou un grand-parent.
- Le cas de Christian : Un jeune garçon souffrait d’une constipation sévère depuis son deuxième jour de vie. L’enquête a révélé que sa mère avait été abusée sexuellement dans son enfance et avait gardé ce lourd secret. Le corps de Christian exprimait, à sa place, ce traumatisme « indigérable » que sa mère n’avait jamais pu verbaliser.
- Le syndrome d’anniversaire : Il s’agit d’un phénomène où un symptôme, une maladie ou un événement (accident, rupture, deuil) se déclenche chez un descendant à l’âge précis où un ancêtre a vécu un drame.
- Le cas de Valentine : Ce phénomène a été illustré de manière poignante par la psychogénéalogiste Céline Tadiotto elle-même, descendante d’une aïeule nommée Valentine. Cette dernière est morte le jour de ses 28 ans, le 21 mars 1924, des suites d’un accouchement tragique. Tadiotto raconte : « Je me suis mariée à la même date « sans le faire exprès » et j’ai été veuve à 28 ans », répétant sans le savoir un âge et une date critiques de sa lignée.
2.2. Les Émotions Héritées : Ressentir la tristesse d’un autre
Nous pouvons ainsi porter une émotion fondamentale — une tristesse de fond, une colère sourde, une angoisse diffuse — qui ne nous appartient pas en propre. Elle est l’écho d’un deuil qui n’a pas pu être fait par un ancêtre, d’une injustice qui n’a jamais été réparée.
- L’histoire de Rodolphe : Rodolphe était un homme qui voyait la vie en « gris et sombre », sans en comprendre la raison. Il avait été élevé par ce que le psychanalyste André Green nomme une « mère morte » : une mère physiquement présente, mais psychiquement absente, comme anesthésiée par une douleur intérieure. En thérapie, Rodolphe découvre que sa mère ne s’est jamais remise de la mort brutale du petit garçon de la voisine, qu’elle gardait lorsqu’elle était adolescente. Bien qu’elle n’en fût pas responsable, elle avait porté ce deuil en silence toute sa vie. Rodolphe portait inconsciemment le poids de ce deuil non fait. Lorsqu’il a mis des mots sur cette histoire, il a raconté, ému, qu’il découvrait pour la première fois un monde en couleurs.
Ces manifestations corporelles et émotionnelles sont souvent les signaux d’alarme qui nous alertent sur la présence de ce que les psychogénéalogistes appellent des « fantômes » familiaux.
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3. Les « Fantômes » du Passé : Le poids des secrets et des deuils inachevés
En psychogénéalogie, un « fantôme » familial est la trace psychique laissée par un drame, un secret ou un deuil inachevé. Ce n’est pas un esprit errant, mais l’impact d’un événement si douloureux ou si honteux qu’il est devenu « indicible », c’est-à-dire impossible à dire et à penser. Ce non-dit « hante » les générations suivantes, qui en perçoivent les effets sans en connaître la cause. Deux situations sont particulièrement génératrices de fantômes.
3.1. Le Secret de Famille Nocif
Toutes les familles ont des secrets, mais ce qui distingue le secret nocif, c’est la double contrainte qu’il impose aux descendants. Il se définit comme un non-dit qui s’accompagne de « l’interdiction de savoir et de laisser voir qu’on sait (double contrainte) ».
Les enfants et petits-enfants ressentent alors un malaise diffus. Ils perçoivent qu’un sujet est tabou, qu’il y a des silences pesants, des regards qui se détournent. Ils sentent que quelque chose est caché, mais ne peuvent ni le nommer ni poser de questions, ce qui engendre de la confusion, de l’angoisse et des symptômes souvent inexpliqués.
3.2. Le Deuil non Fait
Dans ma pratique, j’observe que les deuils les plus puissants, ceux qui génèrent le plus de « fantômes », surviennent le plus souvent dans des circonstances précises où la mort a été :
- Brutale ou traumatique (accident, meurtre, suicide).
- Honteuse (suicide caché, mort liée à une maladie mentale).
- Non reconnue (fausse couche, mort d’un nourrisson dont on ne parle plus).
- Incertaine (disparition, corps non retrouvé pendant une guerre).
Le traumatisme s’accumule alors de génération en génération.
- L’exemple du nourrisson qui ne dormait plus : Un bébé de deux mois pleurait jour et nuit. L’analyse de son histoire familiale a révélé une cascade de deuils et de traumatismes non faits pesant sur lui : le bébé lui-même avait subi une chirurgie à cinq semaines ; sa mère avait failli mourir à cinq semaines également ; sa grand-mère avait perdu un petit frère de cinq semaines, étouffé ; et son arrière-grand-père était un enfant trouvé. Le bébé portait le poids de toutes ces angoisses de mort et d’abandon. La conclusion de cette histoire est une leçon fondamentale : « Si l’on parle vrai à l’enfant, il s’apaise et s’endort. »
Mettre des mots sur ces histoires, c’est commencer à dissoudre le pouvoir des fantômes et ouvrir la voie à la guérison.
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4. Conclusion : Se libérer pour vivre sa propre histoire
Notre histoire personnelle est, que nous le voulions ou non, profondément connectée à celle de notre famille. Les joies, les forces, mais aussi les peines et les silences de nos ancêtres résonnent en nous. Comprendre ces liens invisibles n’est pas un acte d’accusation envers le passé, mais un acte de conscience et d’amour pour soi-même. C’est le premier pas fondamental vers la guérison.
Il est tout à fait possible de « se libérer du poids et des chaînes d’un passé difficile ». En mettant de la conscience, de la lumière et des mots sur ces histoires enfouies, nous cessons de les subir. Nous pouvons alors rendre à nos ancêtres ce qui leur appartient — leur destin, leurs souffrances — et reprendre pleinement les rênes de notre propre vie.
En éclairant ces zones d’ombre, nous ne nous guérissons pas seulement nous-mêmes. Nous honorons la mémoire de ceux qui nous ont précédés en reconnaissant leurs épreuves, et nous offrons un héritage plus léger et plus libre aux générations qui nous suivront. C’est un chemin exigeant mais profondément transformateur, qui nous permet enfin d’écrire notre propre histoire.
